Les beurres d’Isigny ou la naissance d’une nouvelle forme d’agriculture
Le Manchois Fabrice Poncet vient de publier un ouvrage historique sur le beurre d’Isigny. Il retrace toute cette filière, inscrite dans la baie des Veys, aux 17e et 18e siècles. Un livre qui met à mal le mythe de l’éternelle Normandie laitière et qui tend un miroir étonnamment ressemblant aux préoccupations agricoles actuelles.

Les beurres d’Isigny, aux origines d’une Normandie laitière, 17e, 18e siècles raconte avec de nombreux détails l’heure glorieuse du commerce des beurres de la baie de Veys, via le marché et le port d’Isigny. Il serait né au cours de la seconde moitié du 16e siècle. On y découvre toute une filière : les marchands et leurs sous-traitants, les ateliers connexes, salières et poteries, favorisant le commerce du beurre. On y découvre aussi que les marchands coloraient le beurre pour mieux le vendre. On appréhende, grâce aux relevés des inventaires après décès, ce que pouvait être une ferme laitière à l’époque et que les éleveurs pratiquaient une forme de sélection. On y perçoit le processus de fabrication du beurre et l’on découvre des vieux métiers.
La filière beurre
Trois types de beurres sont vendus à Isigny, le beurre salé, le beurre fondu, deux beurres de conservation et le beurre frais, plus prisé et plus cher, vendu particulièrement à Paris. La route royale de Cherbourg favorise le transport de ces beurres vers la capitale. C’est toutefois le bateau qui est privilégié. Si le petit port d’Isigny, bien plus loin de la capitale que d’autres ports du Bessin, tire son épingle du jeu, c’est qu’il fonctionne mieux. Il ne s’envase, ni ne s’assèche. Avec le déclin du beurre de Bretagne, un espace s’ouvre pour la baie des Veys qui en modifiera profondément le paysage et les usages. Dans ce commerce, les marchands et les commissionnaires (qui achètent pour le compte d’épiciers parisiens par exemple) font la pluie et le beau temps. Ils achètent le beurre aux paysans à crédit et les délais de paiement sont alors extrêmement longs.
La ferme d’Isigny
S’il est attesté que des troupeaux de bovins étaient déjà présents au Moyen-Âge et que le beurre d’Isigny avait déjà acquis une réputation au 16e siècle, il n’est pas certain que le secteur ait été un territoire d’élevage développé. Une grande ferme à Isigny au 18e siècle peut posséder plus de 40 vaches. Certaines bêtes sont dédiées au lait, d’autres à la boucherie, ce qui laisse penser qu’une forme de sélection s’opère déjà pour conserver les meilleures laitières pour le beurre. Le sous-produit du lait alimente les porcs, dont il est fait commerce ; les herbages servent aussi à l’élevage de chevaux. Le secteur est alors reconnu comme un pays naisseur, de juments carrossières notamment. Une ferme plutôt diversifiée, contrairement à certaines idées reçues. Fabrice Poncet se félicite d’avoir retracé l’histoire de la laitière normande à califourchon sur son âne : un mythe récent puisque l’animal n’apparaît qu’au cours du 18e siècle, et seules les veuves le montaient !
Paysage céréalier
Un plan de Picauville, réalisé en 1581, montre de nombreuses terres labourées. Un siècle plus tard, les cultures du Plain-Bessin ont été remplacées par des herbages. Ils représentent 80 à 90% des terres agricoles. En deux siècles, le paysage a été totalement modifié. Certaines paroisses ne sont plus autosuffisantes en céréale panifiable. Les paysans ont-ils délaissé les cultures et préféré l’herbe et le lait pour répondre à la demande de beurre ? Rien ne l’atteste mais tout le laisse envisager.
Le travail de Fabrice Poncet dépeint la profonde mutation d’une agriculture qui devient économique et qui adapte ses pratiques et sa production à la demande du marché. Une demande qui contribue à la spécialisation des fermes, et qui va devenir la norme.
Les beurres d’Isigny, aux origines d’une Normandie laitière, 17e, 18e siècles, Fabrice Poncet, Presses universitaires François-Rabelais de Tours, 2019. Avec le soutien de la Région Normandie et de l’ODG.