Crise laitière
“A 268 euros, on marche sur la tête !”
Eric Letellier est producteur de lait à Annebecq, dans le Bocage virois, canton de Saint-Sever (Gaec des Trois Laitiers). Samuel Biderre est installé à Lingèvres (EARL La Bruyère). Réactions croisées des deux éleveurs sur la crise laitière


Que pensez-vous de l’accord signé par la FNPL ?
Eric Letellier : Sur le coup, je n’étais pas satisfait, les négociateurs ayant subi beaucoup de pression. C’était palpable. Mais avec du recul, je me suis dit qu’au moins cela aurait l’avantage de stabiliser le prix et d’éviter que les industriels ne le fixe à leur guise.
Samuel Biderre : Déjà, quand on dit que le lait est payé 280 € les 1000 l, c’est faux ! Car quand on fait les calculs, on va être à 268 € ! Soit 274 € moins la flexibilité. C’est une belle preuve que l’accord était fait pour nous leurrer. Ça été signé en catastrophe juste avant les élections européennes et le 6 juin, parce qu’il fallait calmer les campagnes. On a mis un 280 complètement irréaliste et on se retrouve avec un 268. S’il n’y avait pas eu d’accord, on aurait sans doute pas été à 250 au mois de juin, mais à long terme, on ne peut pas accepter ça.
Le prix de revient varie d’une exploitation à l’autre. Quel est le vôtre ?
Eric Letellier : Il doit être aux alentours de 280/290 €. Ce qui est insuffisant. On va essayer d’économiser sur les charges au maximum, ou alors on aura recours au crédit, mais il faudrait que ce soit momentané. J’avoue être inquiet pour l’avenir.
Samuel Biderre : Je me suis installé au 1er juillet, donc je ne le connais pas. Ce que je sais, c’est que dans l’étude économique, le minimum dont j’avais besoin pour arriver à passer le cap de la première année, c’est 300 €. Là, je fais une mise aux normes, ce qui signifie des investissements. Quand on intègre le tout, il me fallait 300 € avec un différé de deux ans de remboursement de mise aux normes... C’est clair que ça ne le fait pas.
Tous les travaux ne vont peut-être pas pouvoir se faire. On verra au fur et à mesure. Le coût de production aux 1000 litres de lait est à 185/190 €, sachant qu’on nous proposait 215 en prix de base au mois d’avril, ce qui signifie qu’il restait 25 € pour payer les charges fixes et les annuités. On voit bien que l’on marche sur la tête.
Et la grève du lait, pour ou contre ?
Eric Letellier : Au moment des dernières négociations, j’étais plutôt pour. Maintenant, je suis contre. J’ai changé d’avis parce qu’elle a été reportée. Au mois de juillet, la saison est plus creuse, les vaches produisent moins de lait. Au mois de septembre, on va se trouver dans une période où les primipares vont vêler, où il faut qu’on atteigne les pics de lactation... Le problème, c’est que si on fait la grève du lait, on va vouloir réduire l’alimentation, mettre moins de concentré étant donné que le lait serait destiné à être jeté, et le risque c’est de déséquilibrer tout le système laitier du troupeau. Le changement de régime alimentaire va défavoriser la production de lait et influer sur la fertilité.
Samuel Biderre : Là, on n’en entend plus beaucoup parler. J’avais assisté à une réunion pour savoir... Et dans le fond, je trouvais l’idée assez géniale. A les écouter, 17 pays européens étaient prêts à faire la grève du lait. On se rend compte que notre sort est lié. Si on est payé 268 €, et que la Belgique est à 180 €, si grève du lait il y a, ça va profiter à tout le monde. Sans cette harmonisation, nos entreprises laitières auront du mal à commercialiser les produits. La grande distribution ira chercher ses produits ailleurs, si c’est moins cher.
Mais moi qui suis en contact avec des producteurs aux Pays-Bas et en Belgique, je peux vous dire qu’au final, même s’il y a une grande pression de l’Apli dans le Grand Ouest de la France, derrière, je ne suis pas sûr que ça suive.
Voyez-vous une solution alternative ?
Eric Letellier : Pour moi, oui, la contractualisation, mais ça va être l’objet de nouvelles négociations. Parce que personnellement, je trouverais ridicule de se diriger vers la libéralisation totale, et à côté de cela ne pas faire attention à gérer les prix et à ne pas garantir nos marges. On parle de l’environnement, mais on va nous poussez à produire plus et à moins cher pour être performant, et à côté de cela, gérer l’environnement. On ne va pas pouvoir tout faire. On avait un prix de soutien, et en même temps on entretenait la nature. Maintenant, il va falloir qu’on ait encore plus d’ha, plus de vaches par UTH ! Mais il va falloir abattre des talus. On ne va pas dans la logique des choses en matière environnementale.
Samuel Biderre : Il faut trouver une solution. Personnellement, je suis contre la contractualisation. Une fois qu’on aura signé un contrat et qu’on sera pieds et poings liés avec la laiterie... Syndicalement, on ne peut pas être d’accord. On est là pour défendre l’ensemble des producteurs, alors que certains seront payés un bon prix, et d’autres non. Les quotas, on va les confier aux laiteries, qui décideront de la production en fonction de leurs intérêts et de leurs profits. Pas en fonction des nôtres.
L’idéal serait de passer à une gestion européenne de la production laitière par les producteurs eux-mêmes.
Comment vous sentez-vous face à cette crise : résigné ou révolté ?
Eric Letellier : Les deux à la fois. Résigné parce qu’on était prévenu depuis longtemps. Mais au moment où on a été averti, les charges n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Entre deux, les charges ont monté, le prix du lait a suivi, il y a eu stabilisation, mais avec la chute, les exploitations vont tirer dur.
Samuel Biderre : Résigné, non, plutôt écoeuré. Depuis le début, on nous mène en bateau. J’ai fait pendant un mois et demi les manif, on voit bien qu’on n’a aucun pouvoir. On se demande vraiment si on intéresse quelqu’un. Quand il y a des licenciements, le président en parle. La crise laitière, il en a à peine parlé.
Et la diversification ?
Eric Letellier : Pour moi, il n’en est pas question. On travaille suffisamment. Le problème, c’est qu’en diversifiant, on va faire plus mais en risquant de faire moins bien. Donc moi je ne suis pas pour. Jusque là, on a eu une politique en France où on privilégiait la qualité, et là, d’un coup, en 12 mois, on va nous demander de bâcler notre travail. C’est non !
Samuel Biderre : Moi, j’ai confiance en l’avenir. Je m’installe parce que j’aime ça. Il va falloir que je me débrouille pour mener à bien mon projet. La diversification, oui, j’y ai pensé, notamment pour raccourcir la filière. Le problème, c’est que ce n’est pas pour tout le monde. Ce sont des niches. Et de toute façon, ce n’est pas une solution.