Jean-Yves Heurtin : entrepreneur de débats et meneur de combats
Son installation a été atypique tout comme son parcours syndical. Président de JA 14 puis, après une courte pause, de la FDSEA du Calvados, Jean-Yves Heurtin démissionne au terme d'un été syndical 2015 ultra chaud. Plus de trois ans plus tard, ses convictions restent intactes et son énergie débordante tout en fédérant une équipe soudée.
>> Devenir agriculteur, cela a toujours été une évidence pour vous ?
Jean-Yves Heurtin. Sans doute puisqu'il parait que, dès l'âge de 3-4 ans, je disais partout que je voulais devenir agriculteur mais ma conscience me ramène plutôt vers l'âge de 7-8 ans. Toujours est-il que, dès ma plus tendre enfance, j'étais le plus possible à la ferme dans les pieds de mes parents.
>> A quoi ressemblait l'exploitation à votre installation ?
C'est assez particulier puisque je me suis fait émanciper en 1989 à l'âge de 16 ans pour m'installer sur 18 ha. Une petite exploitation donc qui est venue s'agglomérer à celle de mes parents quand nous avons constitué un Gaec en 1992 sur un total de 80 hectares.
>> Quel outil souhaiteriez-vous transmettre ?
Je ne me suis pas encore posé la question me considérant encore loin de ce moment. Mais, à y réfléchir, je dirai un outil qui n'est pas exagérément grand de façon à ce que le(s) repreneur(s) vive de son métier mais sereinement. A savoir, qu'il dispose de temps pour se consacrer à sa famille, pour assumer des responsabilités d'élu local ou dans le monde associatif parce que l'engagement c'est important, c'est s'ouvrir au monde... Il faut et faudra de plus en plus se garder de temps pour ne pas rester cloisonné sur son exploitation.
>> Vous vous sentez plus éleveur que céréalier ?
(Rire : sic). Autant éleveur que céréalier, c'est un équilibre ! Développer un troupeau allaitant de race Limousine avec de l'herbe a constitué à mon installation une réelle volonté. Aujourd'hui, l'exploitation est à dominante polyculture mais je me sens aussi bien dans la plaine au volant de mon tracteur à semer du blé que sous la stabulation ou dans les prairies à soigner mes animaux.
>> Vous avez fourbi vos premières armes syndicales aux JA (Jeunes Agriculteurs). Un bon souvenir ?
Une très belle expérience humaine, très enrichissante, qui m'a amenée à rencontrer de jeunes agriculteurs d'autres régions de France mais aussi du monde entier comme Alex, un Quebécois, devenu ami. Il était encore ici il y a quelques jours. Cependant, rien ne me prédestinait à devenir un jour président de JA tellement mon parcours à l'installation, sans aide et avec son lot de difficultés, avait été atypique. C'est peut-être cela qui m'a motivé et m'a poussé à m'engager au service des autres. Enfin, et en tant que président de JA, j'ai côtoyé toutes les facettes de l'installation mais aussi la réalité et les difficultés de ce que peut représenter la défense syndicale.
>> Puis est arrivé le temps de la FDSEA ?
Après une courte respiration post-JA, il m'est apparu naturel de m'engager au sein de la FDSEA. On peut toujours critiquer une couleur syndicale, il n'empêche que la FDSEA, au même titre que JA, ce sont des femmes et des hommes qui se battent au quotidien pour la défense des agricultrices et des agriculteurs au sein d'un réseau actif et structuré. Des femmes et des hommes qui siègent dans des commissions ad hoc pour défendre l'intérêt commun.
>> Jusqu'à en assumer la présidence ?
Progressivement, elle s'est présentée à moi dans un contexte économique incertain. On sentait poindre à l'horizon une crise de grande ampleur et atypique qui allait toucher la quasi-totalité de la Ferme Calvados, phénomène que nous n'avions pas encore connu jusque là. Il y avait toujours une ou deux productions pour amortir la casse. C'était en 2015, j'ai vraiment senti alors une immense détresse dans la campagne.
>> Vous ne vous êtes pas fait que des amis, à l'époque, dans le monde politique ?
J'ai peut-être eu la dent dure envers certains mais, alors que la crise était sérieuse et avérée, les pouvoirs publics ont commencé par nous snober. Je pense particulièrement à Stéphane Le Foll. Il avait sans doute d'autres priorités puisqu'il était aussi porte-parole du Gouvernement. Mais cette sonnette d'alarme que nous avions actionnée s'est révélée justifiée par les résultats économiques catastrophiques enregistrés en 2016 et 2017 : 1/3 des exploitations du Calvados ont dû vivre, ou plutôt essayer de survivre, avec moins de 400 euros par mois.
>> Une mobilisation exceptionnelle au cours de cet été 2015 ?
Elle s'est construite spontanément et a concerné toutes les productions : lait, viande bovine, porc, céréales...
Le point de départ s'est plutôt situé dans le Bessin puis ça s'est étoffé crescendo dans les autres régions naturelles du département avec des agriculteurs pas forcément cartés à la FDSEA ou à JA mais qui voulaient s'appuyer sur notre réseau pour porter leurs revendications. On a ressenti cette volonté de se battre « tous ensemble ».
>> Pour quel résultat ?
Cette mobilisation, sans précédent, a quand même obligé le ministre de l'Agriculture à se déplacer sur Caen pour venir écouter nos revendications. Preuve, au passage, que l'on peut faire bouger les lignes quand les agricultrices et les agriculteurs sont solidaires et que les structures accompagnent le mouvement. Alors pour quel résultat maintenant ? Cette rencontre a abouti sur un train de mesures, sans doute insuffisantes avec le recul, mais n'oublions pas quand même les allègements de charges qui ont suivi peu de temps plus tard. J'entends les frustrations ici ou là mais, dans ce genre de mouvement, il faut déterminer des priorités pour obtenir quelques avancées.
>> Des avancées mais aussi des débordements ?
En juillet des mesures ont été annoncées mais évidemment rien de concret et d'immédiat dans les trésoreries. La tension est donc montée d'un cran en août avec une nouvelle mobilisation. Je ne sais pas si on peut parler de dérapage mais l'action syndicale est allée plus loin que prévu. Pour certains, c'était « inadmissible ». Pour d'autres, ce n'était que « le reflet de la détresse des agriculteurs». Toujours est-il que ce scénario n'avait pas été écrit à l'avance.
>> Avec quelles conséquences ?
La justice suit son cours. Il est donc très délicat d'évoquer le sujet mais, au civil, l'Etat réclame 700 000 euros de dommages et intérêts. Je ne dis pas qu'il ne s'est rien passé mais c'est très difficile de vivre au quotidien avec cette épée de Damoclès au dessus de la tête. Reprenons cependant la chronologie des faits et mettons les enjeux en perspective. C'est Bruno Le Maire, ministre de l'Agriculture à l'époque, qui ouvre le chantier de la contractualisation sans en fournir la boite à outils. Stéphane Le Foll lui succède sans plus avancer sur le sujet. Crise en 2015 et, sur les barricades à Ifs (14), FDSEA et JA du Calvados reçoivent la visite et le soutien de Bruno Le Maire. Celui-ci critique très ouvertement l'inaction de son successeur et dit « comprendre la détresse des agriculteurs ». Depuis, on ne l'entend plus s'exprimer sur le dossier.
>> Epilogue, à la surprise générale, vous démissionnez. Une décision prise sur un coup de tête ?
Une décision prise en mon âme et conscience. Au terme de plusieurs semaines de pressions intenses, bon nombre de manifestants considéraient que l'on en avait fait assez, qu'il ne fallait pas aller plus loin sinon gare au risque de dérapage parce que la détresse, mais aussi la fatigue des uns et des autres, était profonde.
D'autres, moins nombreux, considéraient le contraire. Pour ma part, j'ai « déploré » les conséqences de cette action un peu plus musclée à la DDTM. Ce qui ne remettait nullement en cause la légitimité de notre combat mais quelques uns ne l'ont pas entendu de cette oreille. Alors, que l'on me reproche de ne pas être allé assez loin, pourquoi pas ? Je ne prétends pas détenir la science infuse ni la vérité absolue. On peut être en désaccord mais qu'on menace de s'en prendre à mon outil de travail, alors là je dis « non ». On sortait là du cadre normal du fonctionnement d'un corps intermédiaire. Ayant une famille dont des enfants en bas âge, j'ai décidé de démissionner de la présidence de la FDSEA. C'est un fait de la vie, un fait syndical. Plus de trois ans après, je n'ai aucun avis positif ou négatif sur cette décision.